Réflexions sur la notion d’ « éducation d’adultes »

Réflexions sur la notion d’ « éducation d’adultes »

Réflexions sur la notion d’ « éducation d’adultes ».

Il faut bien le reconnaître, Marowski pu…

Il empeste souvent la sueur et l’urine, parfois le vomi, et tout le temps…l’alcool.

L’effluve des cigares cubains, consommés dans sa chambre en dépit du règlement intérieur, cache néanmoins, l’odeur nauséabonde de ces vêtements, au point que l’on pourrait l’encourager à fumer.

Marowski, n’emprunte plus les « bonnes manières » : à table, il honore de ses flatulences, et de ses rots. Car cela fait bien longtemps que Marowski, fait fi des conventions sociales.

Depuis 20 ans maintenant, il est de ces exilés qui ont quittés les Balkans, terres de guerres, de misère, de corruption, de souffrances…19 ans qu’il est sur le territoire français, et ce, illégalement.10 ans, qu’il erre sur ma commune, et 6 ans maintenant, par intermittence, qu’il s’inscrit parmi les usagers du foyer.

Marowski parle bien le français, et parle et/ou comprend également 3 autres langues.

D’après ce qu’il dit, c’est sans diplôme, sans compétences particulières qu’il est arrivé en France. Il a toujours travaillé ici, ou là, tantôt comme garçon de ferme, tantôt comme cueilleur, mécanicien, polyvalent en restauration…

« Maro », comme tout le monde l’appel, n’aime pas parler de lui. Il est méfiant. On pourrait le renvoyer là-bas…

Et puis, avec la politique actuelle sur l’immigration, mieux vaut donner le moins d’informations possible.

Mais avec le temps, il se « libère un peu »…Il le dit lui même, il a fait des « conneries » pendant son épopée. Bien que souvent il se soit bien « marré ».

Il ne regrette pas grand chose.

Même quand il volait les poules de fermes qu’il croisait sur son chemin, ou les voitures qu’il « tirait » pour traverser les pays, jusqu’à la panne d’essence.

Mais « Maro », n’a pas été qu’un « vagabond ». Il a été amoureux plusieurs fois d’ailleurs, a tenté de faire perdurer ses emplois, mais à chaque fois « on faisait de l’esclave avec moi, alors… ».

Maro, il a son idée sur tout ça. Les riches, les pauvres, le communisme…Les « bosh »…

Il a son idée sur pas mal de chose, et d’ailleurs, bien souvent, c’est plutôt argumenté.

Il en connaît des choses…Il a vécut…Il connaît les « trucs » pour pas mourir de faim, de froid…Il connaît aussi les lois de la rue…

Curieux, et doté d’une bonne mémoire, il a en tête quelques vers baudelairiens.

Il connaît presque tous les jeux de carte, et surtout, c’est un formidable joueur d’échecs.

On l’aime bien Maro dans le foyer. On taquine le bourru. C’est « un personnage »…

A la première rencontre, il fait assez peur…il impressionne avec sa carrure trapue, ses véroles…Il ressemble, c’est certain, à un ogre.

Mais malgré ce tableau, il est attentionné. Il n’est pas le dernier pour proposer un cigare, ou ses pâtisseries invendues récupérées sur le marché.

Un gentil ogre, mais qui ne respecte que peu le règlement intérieur : il ne respecte pas les horaires de présences, il fume dans sa chambre, et surtout introduit l’alcool au foyer…Faute ultime, susceptible d’une exclusion. Encore une exclusion. Mais « je m’en fous » dit-il ; une de plus dans sa vie, alors…

Car un extrait du règlement stipule bien qu’ « il est interdit d’introduire ou de consommer de l’alcool au foyer, cela pouvant être un motif de renvoi ». Faute d’avoir un Leader qui pourrait trancher la question, les extrémistes réclament le renvoi de l’individu « défieur ». Les modérés réclament un ultime avertissement, avant le renvoi. Et moi, je réclame la prise en charge de l’usager par la structure…

Pour moi, ce foyer a une vocation « soignante » : soignante par l’accompagnement médico-social qu’il est censé dispenser à des personnes vulnérables et/ou instables psychiquement…« Ré-éducative », visant la ré-insertion dans la « masse sociale ».

Certains qualifieront leurs rôles d’éducateur comme « non-soignant » : ils ne font pas de la « psychothérapie » disent-ils, et le foyer n’est pas un hôpital.

Sauf qu’à mon sens, accueillir, offrir des draps et à manger, correspondent bel et bien à du soin du physique mais aussi de l’âme. Sinon, c’est remettre en question la notion même « d’hospitalité » qui à l’origine signifie bien l’accueil de celui qui est dans le besoin.

L’éducateur n’est pas qu’un pédagogue. Il est aussi un « bobologue », de l’âme.

L’ « Educ » est, n’en déplaise, un « parent de substitution »…Nombreux sont les professionnels qui rappellent que l’éducateur ne doit se substituer aux parents.

Cependant, dans la réalité, c’est bien autre chose, nous le savons bien…

Que suis-je alors, moi qui est posé tant de fois ma main sur de si nombreuses épaules ?

L’éduc s’il n’est pas un parent de substitution, est au moins « un substrat de substitution » à l’étayage psychique. L’exemple de l’internat : à qui l’enfant placé exprimera t’il, confiera ses peurs nocturnes ? 

Je pense que l’éduc « est », et c’est bien ce qui compte, au delà de ce qu’il « devrait être ».

Et c’est peut-être cela qui fait la richesse de ce métier et sa spécificité.

Revenons à Maro : la majorité de l’équipe éducative, sous couvert d’une hiérarchie absente du terrain, aura donc trouvée un consensus : on vide ses cannettes de bières dans l’évier, et on le « puni ». De sa place d’usager permanent (chambre individuelle, accès à diverses activités, et surtout nourriture familiale et conviviale) on le rétrograde à celui d’usager non-permanent (boîtes de conserve et place remise en jeu tous les 3 jours).

On lui signifie donc que du fait de son comportement et ses attitudes socialement « déconnants » , l’on positionne un acte éducatif répréhensif pour « son bien », pour qu’il comprenne à quel point il était hors cadre.

A cela, les 59 années de Maro, s’expriment : « Je m’en bas les couilles…bah s’ils veulent me foutre dehors ils ont qu’a le faire ».

Au sein même d’un abris pour Sans-Domicile-Fixe, il redevient Sans-Domicile-Fixe…

Mais qu’attend t-on réellement d’un « clochard » ?
Que peut-on attendre et qu’attend t’on d’un individu qui a un parcours aussi difficile? Qu’attend t’il de lui même ? Qu’attend t’il des autres ? Du Foyer ?

Des éducateurs ?

Car ce sont les éducateurs qui sont venus le chercher dans la rue, et non lui’même qui s’est présenté au foyer.

Lorsque je lui ai demandé ce qu’il attendait du foyer, de nous, il répondit : « Moi ? Bah…le toit et le mangé ».

C’est clair..Maro n’attend ni à être « soigné », ni à être « ré-éduqué ».

Car voilà, on ne devient pas « clochard », alcoolique pour rien…

De la souffrance, du « manque » sont bien là.

Il ne me fait pas peur, il m’intéresse même…Maro suscite mon intérêt : au delà d’éprouver de l’empathie, j’éprouve de la sympathie…Celle d’humain à humain.

Dois-je le cacher ? Ai-je fauté professionnellement ?

Un travailleur social doit-il s’aseptiser, s’épurer de ses sentiments afin d’être le plus « professionnel » possible ? Qu’est-ce qu’être professionnel ? Etre fort, incapable d’être atteint ou de se laisser atteindre par l’autre ? Je ne crois pas, du moins je ne peux pas…

Je n’arrive pas être « pure ». Quand je converse, c’est tout mon être qui converse, avec sa souffrance humaine…

Educateur…J’éduque les autres…Qui suis-je pour le faire ?

Quelqu’un qui considère que son mode de vie vaut mieux que celui qu’il éduque et à qui il tente d’inculquer, afin qu’il rentre dans le « clos du pâturage social ».

 Alors voilà, moi j’ai pris le choix de ne pas vider les cannettes, ni de voter à la rétrogradation « socialement humiliante » d’un homme « socialement déconnant ».

Sans doute parce que moi aussi, je suis « socialement déconnant », ayant défié l’autorité institutionnelle, pourtant habituellement bruyante de son silence, mais comme toujours insignifiante dans son verbe, tant le questionnement sur le Sujet y est absent au profit d’un collectif surpuissant mais ô combien stérile.

Qu’il n’est pas facile de subir le « sacré-sain » jugement de ses pairs éducateurs et du « Saint-Père » chef de service, sur l’échafaud d’un « tribunal d’inquisition » monté finalement, comme un « tribunal d’exeption ».

Maro était allé trop loin. Il avait remis en question, dénier, l’autorité de l’instance paternelle au sein même d’un foyer qui se voudrait maternel.

Ainsi, l’équipe (les éducateurs, fils de l’institution et du chef de service) le diminua par la « rétrogradation », afin qu’il ne fasse pas ce que tout le monde ne pouvait ou n’osait pas réaliser : transgresser un interdit.

Et moi, prenant le parti du « sujet-subjectif usager » et non de l’ « objet-objectif usagé », j’ai détrôné le père de l’institution, et fait la nique à mes frères éducateurs.

Traitre…

Je l’avoue, Maro m’a tout de même fait un peu peur…

Je ne voulais et ne veux toujours pas être comme lui, SDF, sans emploi, sans argent…

Je ne suis pas prêt à perdre autant. J’ai trop d’attaches.

Maro, aucunes.

Il est un homme libre. Qu’aurais-je a exiger d’un homme libre ?

David GOULOIS Psychologue Clinicien/psychothérapeute, Ile de la Réunion, 974

Publié dans la revue : Lien-social, Labège, N°974, Mai 2010.

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